Au début des années 1990, le gouvernement américain avait exposé, dans ses Directives pour le plan de défense (Defense Planning Guidance, DPG) pour les années 1994-1999, les buts stratégiques des États-Unis après la disparition de l’Union soviétique. Selon la première version de ce document, sortie dans la presse au début de 1992, le premier objectif stratégique des Etats- Unis était d’empêcher l’apparition d’un futur concurrent susceptible de défier la supériorité militaire américaine : « Notre premier objectif est de prévenir la réapparition d’un nouveau rival […] qui présente une menace de l’ordre de celle présentée autrefois par l’Union soviétique », était-il écrit dans les DPG. En conséquence, « nous devons nous efforcer d’empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources, contrôlées ensemble, suffiraient à donner une puissance mondiale. »
En 1992, la doctrine de domination permanente des États-Unis ne spécifiait pas l’identité des futurs concurrents dont il fallait empêcher l’émergence par une action coercitive. Les stratèges états-uniens s’inquiétaient alors d’un ensemble de rivaux potentiels, parmi lesquels la Russie, l’Allemagne, l’Inde, le Japon et la Chine, chacun d’entre eux, pensaient-ils, pouvait devenir en quelques décennies une superpuissance, et ils devaient donc tous en être dissuadés.
Au début des années 2000, le nombre des rivaux potentiels s’était réduit. Aux yeux des stratèges de Washington, seule la République populaire de Chine possédait la capacité économique et militaire de défier les États-Unis et d’aspirer à la superpuissance. Dorénavant, perpétuer la supériorité américaine dans le monde impliquait de contenir la puissance chinoise. Les tensions en Corée, entretenues par les États-Unis avec le prétexte d’une prétendue « menace nord- coréenne », sont une manifestation de cette tentative d’endiguement. Ainsi, les exercices menés par les armées américaine et sud-coréenne dans la zone à partir d’août 2022, impliquant notamment un porte-avions nucléaire, ont provoqué une réaction de la Corée du Nord qui a procédé à de multiples essais balistiques. Ces essais s’inscrivaient dans la doctrine de la dissuasion nord-coréenne, une dissuasion « du faible au fort », affirmation d’une politique militaire indépendante tournant le dos à la logique des blocs et à l’idée d’un quelconque « parapluie nucléaire » offert par une puissance étrangère. Il est à noter que la doctrine de la dissuasion nord- coréenne est proche de la doctrine française voulue en son temps par le général de Gaulle. Autre élément notable, aucune nouvelle sanction n’a été adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies contre la Corée du Nord en raison de l’opposition de la Chine et de la Russie qui n’hésitent désormais plus à blâmer ouvertement les États-Unis pour les tensions en Corée.
Une erreur serait de penser que les autres cibles potentielles désignées en 1992 par les Etats- Unis ont été abandonnées suite à la montée en puissance de la Chine. La Russie est bien sûr une cible. Mais les sanctions contre la Russie adoptées par les États-Unis et leurs alliés de l’Union européenne après le 24 février 2022 et l’« opération militaire spéciale » russe en Ukraine montrent, par leurs conséquences actuelles et prévisibles, que l’affaiblissement des alliés des États-Unis par les États-Unis eux-mêmes reste un objectif. Pour parvenir à cet objectif et empêcher l’Union européenne d’être un concurrent, les États-Unis n’hésitent pas à plonger l’Europe dans le chaos en adoptant et en faisant adopter un ensemble de sanctions qui précipitent l’économie européenne, en particulier l’économie allemande, dans une crise systémique.
Pour échapper à une soumission économique, politique et militaire mortifère à des États-Unis à la recherche d’une suprématie mondiale, les pays européens n’ont donc pas d’autre choix que prendre leurs distances vis-à-vis de l’Union européenne et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Malheureusement, malgré les alternances, nous avons affaire à des gouvernements complices donnant corps à l’idée de l’existence d’un « État profond » dans les démocraties dites libérales : un pouvoir institutionnel pérenne survivant aux alternances politiques et se maintenant de façon cohérente.
Face aux manœuvres de l’État profond, l’expérience historique de chaque force attachée à l’idée de souveraineté nationale doit éclairer le chemin à suivre. Dans leur diversité, ces expériences montrent la nécessité de l’union entre les forces anti-impérialistes, communistes et bourgeoises patriotes.
Ainsi, dans la France occupée par l’Allemagne nazie, la création d’un Conseil national de la Résistance (CNR) permit de diriger et coordonner à partir de 1943 les différents mouvements de la Résistance intérieure française pendant la Seconde Guerre mondiale, toutes tendances politiques comprises. Le CNR était composé de représentants des mouvements, syndicats et partis politiques hostiles au gouvernement collaborationniste de Vichy. Le programme du CNR, adopté en mars 1944, prévoyait un « plan d’action immédiat » (c’est-à-dire des actions de résistance), mais aussi des « mesures à appliquer dès la libération du territoire », une liste de réformes sociales et économiques. Ce programme permit à la France de se relever après la Libération.
Malheureusement, l’État profond a aussi retenu les leçons de l’histoire et, par son bras médiatique, il entretient un clivage gauche/droite que les forces anti-impérialistes des différentes rives ont du mal à dépasser. Ainsi empêchées de s’unir, ces forces ne peuvent pas agir efficacement pour atteindre leur objectif prioritaire commun : libérer chaque peuple pour qu’il puisse décider lui-même de la voie qu’il entend suivre sur les plans économique, politique et militaire. Pourtant, chaque peuple ainsi libéré pourrait ensuite s’entendre avec les autres dans le cadre de coopérations mutuellement bénéfiques plutôt que d’être dilué dans un grand bloc opposé à un autre bloc.
Un corollaire de la difficulté à dépasser le clivage gauche/droite est le combat d’arrière- garde. Par exemple, la principale critique portée contre le parti Fratelli d’Italia qui a remporté les élections générales du 25 septembre 2022 en Italie est qu’il serait « fasciste », « néo-fasciste » ou « post- fasciste ». Il est à craindre que, en faisant ainsi, on désigne mal l’adversaire au risque de passer à côté de l’objectif principal. En effet, à la différence de ceux qui ont pris le pouvoir en Ukraine après le coup d’État de 2014, avec le soutien d’authentiques fascistes, les nouveaux dirigeants italiens ne massacrent pas leurs opposants. En revanche, la cheffe de Fratelli d’Italia, Georgia Meloni, a déjà fait allégeance à l’Union européenne et à l’OTAN. Elle a même été un fervent soutien du passe sanitaire (baptisé « Green Pass » en Italie) pendant la pandémie de Covid-19, soit une des plus grandes opérations de contrôle social jamais organisée. Ces éléments, trop rarement rappelés, constituent des motifs suffisants pour s’opposer à elle et à son mouvement.
À ceux qui auraient des réticences à parler avec les résistants de l’autre bord (car c’est bien de résistance qu’il s’agit), on ne peut que conseiller d’attendre le prochain confinement, qu’il soit « climatique » ou « sanitaire », décidé par un cabinet de conseil américain grassement rétribué pour cela. Ils auront alors tout le temps de réfléchir au meilleur moyen de mener une lutte idéologiquement pure.